Doyenné de Carentoir

La légende de Saint Jugon selon Alfred Fouquet

Titre : Légendes, contes et chansons populaires du Morbihan
Auteur : Alfred Fouquet (recueillis par)
pages 40 à 46
Édition : Vannes, A. Cauderan, libraire-éditeur,1857
Disponible sur Google Books : http://books.google.fr/books?id=WLQsAQAAMAAJ

SAINT JUGON.

Un Dieu favorable m'ayant versé de doux loisirs, j'ai pu quitter la ville, et, comme l'écolier en vacances, profiter des derniers longs jours de l'automne pour revoir ce que j'aime tant, les bois, les champs, les villages et les vastes landes.

Dans ces beaux jours de liberté, j'ai visité avec un cœur joyeux les campagnes si variées, si pittoresques et pourtant si peu connues qui s'étendent des bords de l'Aff aux bords de l'Oust, belles rivières nées loin l'une de l'autre, et qui, réunies à l'Arz aux marais de Glénac, vont, après avoir perdu leurs doux noms et mêlé leurs eaux limpides aux eaux jaunes de la Vilaine, se perdre au sein de l'immense Océan.

Je ne te dirai, mon ami, ni mes surprises comme archéologue, ni mes impressions comme touriste ; mais, de tous les souvenirs que j'ai rapportés de cette excursion et que je caresse encore, je ne veux te narrer qu'une histoire, simple et douce comme une idylle, poétique et merveilleuse comme une légende.

– J'avais quitté la Gacilly plein d'émotions douces, car, de la butte de son château ruiné, mes yeux avaient long-temps plongé dans la verte vallée où l'Aff serpente paresseusement, et contemplé, dans l'extase, les côteaux délicieux de Sixt et ceux plus délicieux encore de la Chapelle-Gaceline ; j'allais à Saint-Congard, traversant les champs et les pâtis et m'orientant à l'ouest, sans souci des chemins, quand j'aperçus à ma droite, au milieu des bruyères et des ajoncs, une modeste chapelle, placée là comme une oasis entre deux déserts, la lande de Sigré et la lande de Mabio-Saint-André.

Je courus à cette chapelle, que je trouvai aussi pauvre à l'intérieur qu'elle l'était à l'extérieur, mais deux choses m'y frappèrent : une statue et un tombeau d'enfant ! c'était la statue, c'était le tombeau, c'était la chapelle de saint Jugon.

– « Né au village d'Houdiard, sur la lande, Jugon perdit son père quand il était encore au berceau. Sa mère, pauvre veuve, n'avait pour toute ressource qu'une vache et quelques moutons ; mais c'était une sainte femme, pleine de foi et de confiance dans le Dieu qui protège la veuve et soutient l'orphelin. Son enfant dans les bras, elle conduisait elle-même ses bêtes à la lande, et là, tout le jour, priait Dieu pour qu'il la consolât dans son affliction, et qu'il prît soin de l'orphelin ; aussi le premier nom que Jugon balbutia fut le nom du bon Dieu, et le premier amour qui germa dans son cœur fut l'amour de Dieu !

» L'enfant grandit, et, dès qu'il se sentit assez fort, il voulut épargner à sa mère le soin du troupeau, et lui demanda à le conduire seul dans les chemins et sur les landes. Sa bonne mère put alors se livrer avec plus de liberté aux travaux du ménage et à ceux que réclamait son courtil, jusqu'alors négligé.

» Jugon devint bientôt le modèle des pâtres ; il était soigneux pour ses bêtes, il ne les frappait jamais ; aussi prospéraient-elles avec lui. Les autres pâtres le recherchaient, car il était complaisant ; et tout le monde l'aimait, car il était doux et bon pour tout le monde.

» Un jour que Jugon avait mené paître son troupeau au pâtis de la Ville-Orion, il aperçut de jeunes pâtouresses de sa connaissance pleurant à chaudes larmes ; son cœur s'émut, et, s'approchant d'elles, il leur demanda d'où venait leur douleur. – Hélas ! dit l'une d'elles, la pauvre Annette, notre compagne, se meurt ! – Pourquoi pleurer, dit Jugon ; les larmes que vous versez ne sauraient vous la rendre; ayons plutôt recours à la prière. – Nous avons déjà fait une neuvaine, répondirent les jeunes filles, et pourtant Annette est plus mal ! – Prions encore, reprit Jugon, adressons-nous à la bienheureuse sainte Anne, patronne de notre amie, son intercession sera plus puissante que la nôtre ; puis il conduisit les jeunes filles à la croix qui s'élevait au milieu du pâtis, et là, se prosternant tous, ces enfants prièrent avec ferveur. Leur foi fut récompensée ; car en rentrant au village de la Corblaye, où demeurait Annette, les jeunes filles la trouvèrent souriante et assise sur son lit ; elle sortait d'une crise terrible, mais heureuse ; quelques jours après, elle était guérie.

» À mesure que l'enfant prenait des forces, il les employait à soulager sa bonne mère, et bientôt elle n'eut plus à s'occuper du jardinage, car Jugon, quand il avait ramené du pacage sa vache et ses moutons, cultivait lui-même le courtil, qui, sous sa main soigneuse, rendit bientôt plus qu'il n'avait jamais rendu. La bénédiction de Dieu était avec lui.

» À l'amour infini qu'il avait pour Dieu, à l'amour respectueux qu'il portait à sa mère, un troisième amour vint bientôt se joindre dans le cœur de Jugon, mais sans altérer en rien la pureté et l'étendue des deux premiers ; ce fut l'amour de l'étude. Il voulait s'éclairer pour mieux honorer Dieu, pour mieux aider sa mère.

» Il s'adressa au recteur de Saint-Martin, qui consentit à lui donner des leçons que chaque jour le jeune pâtre allait prendre, pendant que, sous la seule protection de Dieu, son troupeau paissait à deux lieues de lui. Il ne prenait d'autre soin, avant de le quitter, que de tracer, avec une branche de houx, un grand cercle autour de lui, et jamais le troupeau ne sortait de l'enceinte, et jamais les loups ne franchissaient le cercle.

» Pourtant un jour, préoccupé de ses leçons, il partit pour Saint-Martin sans tracer le cercle mystérieux, et le loup vint se jeter sur sa vache. Aux cris des pâtres qui se trouvaient sur les lieux, aux meuglements plaintifs de la bête attaquée, la mère de jugon se hâta d'accourir, et le loup effrayé disparut sans dévorer sa proie ; mais la vache était morte ; mais la veuve désolée jetait des cris en appelant son fils.

» En ce moment Jugon, qui prenait sa leçon, se leva tout-à-coup et s'écria : – Ah ! Monsieur le recteur, ma mère pleure et m'appelle ! – Que dis-tu ! mon enfant, reprit le recteur étonné, tu ne saurais l'entendre ! – Placez votre pied sur le mien, Monsieur le recteur, et comme moi vous entendrez sa voix et ses sanglots.

» Le bon prêtre plaça son pied sur celui de Jugon, entendit la voix désolée qui appelait l'enfant, et, surpris d'un tel prodige, il prit son élève entre ses bras, le serra sur son cœur et lui dit : – Va, mon enfant, consoler ta mère ; tu n'as plus besoin de mes leçons, car la grâce de Dieu t'a fait plus savant que moi....

» Jugon courut de toutes ses forces, et trouvant sa mère en pleurs près de sa vache morte, il lui dit en l'embrassant : – Consolez-vous, ma bonne mère, Dieu nous la rendra ; puis ayant prié avec ferveur, il toucha de sa branche de houx la vache qui se mit à bondir joyeusement, ensuite à paître, comme s'il ne lui était rien arrivé.

» À quelque temps de là, l'enfant dit au frère de sa mère qui l'aimait beaucoup : – Bientôt je mourrai ; c'est vous, mon oncle, qui me tuerez, et ce sont vos jeunes bœufs, qui n'ont point encore subi le joug, qui me porteront en terre, et vous désigneront le lieu où doit reposer mon corps.

Jugon n'avait pas seize ans quand sa prophétie s'accomplit ; pendant que son oncle bêchait, l'enfant s'étant approché de lui sans en être vu, la bêche levée le frappa à la tête, et il tomba mort. Son corps, chargé sur une charrette traînée pas les jeunes bœufs de son oncle, fut conduit au cimetière et placé en terre sainte ; mais le lendemain on trouva le bras de l'enfant hors de terre, et quoi qu'on fît, on ne put jamais l'y faire rentrer.

» On exhuma donc le corps du saint enfant, on le remit sur la charette traînée par les mêmes bœufs qui, sans guide, allèrent droit à la lande où Jugon vivant conduisait son troupeau, et ne s'arrêtèrent qu'au milieu de cette lande, là où nous voyons de nos jours son tombeau et sa chapelle. »

Ce tombeau est pour la contrée un sujet de joie, un objet d'amour et de vénération ; les malades s'y rendent avec foi, se glissent sous la pierre, élevée de quelques pieds au-dessus du sol où repose Jugon, et se relèvent guéris de leurs maux. Quand la sécheresse prolongée menace de mort les fruits de la terre, on court en procession à ce tombeau, on baigne les pieds de la croix dans la fontaine voisine, et la pluie ne tarde pas à ranimer les récoltes compromises... C'est à la tombe de Jugon que les pâtres vont prier pour leurs troupeaux atteints de maladies ; c'est à cette même tombe que les mères en pleurs vont demander le salut de leurs enfants.

Malheur à l'impie qui dérobe l'offrande déposée sur ce tombeau ! Malheur à l'incrédule qui traite de fables les merveilles de ce saint lieu ! car la fièvre ardente les atteint et toute la science humaine ne saurait les guérir ; ce n'est qu'en passant à genoux sous la pierre du tombeau qu'ils pourront obtenir, s'ils sont vraiment repentants, le retour à la santé.

Dieu te garde, mon ami, du doute et de la fièvre.